Nouvelles dans les cartons #2 "Libraire"
Le confinement est terminé, restera-t-il du temps pour lire, être curieux, découvrir ?
"Libraire", une nouvelle "feel good", lue au Salon Nouvelles en Musique par mon amie Nathalie C.
Bonne lecture !
LIBRAIRE
Cela fait tout juste un an que
je suis libraire. Librai-reu. Ça y est, je devine l’étincelle envieuse dans
votre prunelle. Vous me voyez blonde, filiforme, diaphane, évanescente,
précieuse. Vous m’imaginez à la pointe de l’actualité littéraire, vous
m’entendez prononcer des conseils érudits à des clients passionnés. Pour vous
pas de doute, je travaille dans une librairie du cinquième arrondissement,
parisien cela s’entend.
Désolée de vous décevoir,
vous n’y êtes pas du tout. Pour commencer, ma chevelure est une crinière rouge,
du genre de celles qui vous agacent quand vous êtes derrière au cinéma. Surtout
si le film passe en V.O. Ensuite je suis sans doute de la même taille que votre
nièce, oui celle de neuf ans. Et je ne vous parle pas de mes formes, je suis pour
le moins gironde. Pour finir, je ne vis même plus à Paris mais à Limoges où
j’ai dégoté mon premier job de libraire. Enfin libraire... je n’en ai le titre
qu’aux yeux de mes parents et de mon amie d’enfance Juliette. Fort heureusement
pour ma légende, ils ne quittent jamais la capitale. Les conseils de lecture,
c’est la chasse gardée de mon patron, monsieur Lamy. Moi je ne suis que
l’employée en charge du déballage des colis, de l’installation dans les rayons,
des commandes d’ouvrages scolaires et des retours à l’éditeur. Au fait,
j’oubliais, mon prénom c’est Jacinthe. Je sais, je sais. Moi aussi j’aurais
préféré quelque chose de plus doux, de plus suave, Vanessa par exemple.
Alors voilà, bardée de diplômes
en lettres modernes, j’exerce un travail de manutentionnaire, voire de
déménageur. Moins bien payée, c’est tout. « Vivre de livres et d’eau
fraîche » aime à répéter en riant ce pingre de Lamy. Facile à dire pour
lui, l’affaire tourne rondement. Toutes les bourgeoises du coin viennent
acheter ici leur cargaison de livres : romans à l'eau de rose, albums
sur-léchés pour des flopées de neveux et nièces. Le plus important, c’est la
couleur de la couverture. Consternant, je
sais, je sais.
Alors c’est vrai, je pourrais me morfondre, déprimer, vouloir en finir. Mais non, je
suis simplement lucide, pas défaitiste. Je vois le côté positif de ma
situation : le Limougeaud, tout comme le Parisien ou le Marseillais aime
les polars ; avec Lamy, on en commande des caisses toutes les semaines. Et
autant vous le dire : la vraie passion de ma vie, ce sont les
livres noirs. Ne cherchez pas à comprendre, c'est ainsi, tout le reste m’ennuie. « La
princesse de Clèves », la madeleine de Proust, et tutti quanti, j’en ai
trop soupé. Je n’aime que les histoires glauques où le sang coule. Surtout
celles de Bertrand Schling. Si sombres, si désespérées, en un mot si
humaines. Elles me font vibrer de la tête aux pieds.
Le lundi après-midi, lorsque Lamy est absent pour raisons personnelles, je fouille et
farfouille dans les rayons à la recherche de pépites. Afin d’avoir la primeur
sur un polar, je peux affirmer que le distributeur est en retard,
et dévorer l'ouvrage la nuit même, armée d’une belle tablette de chocolat.
Malheureusement, Lamy m’interdit formellement de
conseiller quelque livre que ce soit à la clientèle. Tout cela à cause d’une
mésaventure. Peu de temps après mon arrivée dans la librairie, j’ai effrayé une
institutrice à la retraite. Je lui avais vivement recommandé un roman de
Bertrand en arguant que c'était une satire énergique et imagée de la société,
ce qui, vu sous un certain angle, est exact. La vieille dame avait acheté le
livre en toute confiance. Pour le rapporter le lendemain. « Comment ça,
vous qui êtes une gentille jeune femme, vous aimez cette mmm…, cet
immondice ? » Je dois à sa bonne éducation de ne pas avoir reçu le
polar au visage.
Suite à cet incident, Lamy m’a enfermée dans mon rôle de
manutentionnaire. Et de caissière.
Mon patron, quant à lui, est un homme heureux, sans état
d’âme. Il n’a pas de goûts littéraires particuliers. Ou plutôt ils fluctuent
suivant son chiffre d’affaires. Il assure que les genres n’existent pas. Le
fantastique, le réalisme, le noir, le poétique, le littéraire, l’autofiction.
Du pareil au même. Il y a A*** qui vend chaque bouquin à cinq cents mille
exemplaires et les histoires de H*** qui font un malheur. Et c’est tout. Lui ne
lit pas, à l’exception des quatrièmes de couverture. Il pourrait tout aussi
bien vendre des chaussures ou des voitures.
Moi aussi vous croyez ? Alors là vous me faites de
la peine.
Et en dehors de ma vie de rat de librairie, me demanderez-vous ?
Et bien, je mène une existence bien plate. J’ai visité dans cette ville tout ce
qui pouvait l’être, les cafés de province le samedi soir sont les endroits les
plus déprimants que je connaisse. Et je ne parle pas des cinémas où les films
étrangers passent désespérément en V.F. Je n’ai plus d’envies, même mon projet
d’écriture s’estompe jour après jour. Je ne sais pas si je tiendrai une année
encore. Le pire, c’est que je ne sais plus quoi raconter à
Juliette. Et zut à la fin, je n’ai que trente-cinq ans !
Et mais attendez là. Bein quoi ! Vous ne l’avez-pas
reconnu ? Mais c’est lui ! Comment ça lui qui ? Mais Bertrand
Schling voyons ! Si j’avais su, j’aurais mis du mascara ce matin.
Bertrand … Si Lamy s’en mêle, c’est fichu. Oh mince je le vois déjà relever
la tête de ses mots-croisés, dans moins de trois secondes il va aborder mon
idole.
Un espoir, sa meilleure cliente vient d’entrer dans la
boutique, Lamy ne peut pas ne pas s’en occuper. Il me lance un coup d’œil
furtif. Et oui, Bertrand est pour moi. Je vous laisse la poule caquetante. Je
suis certaine qu’aujourd’hui elle va vous fatiguer plus encore qu’à l’ordinaire.
Bertrand furète dans les rayons, une moue dédaigneuse sur
le visage. Il n’est pas rasé, habillé d’un blouson de cuir noir élimé et d’un
jean très avachi. Exactement mon type d’homme. Mais je m’emballe, je m’emballe.
Je passe une main dans ma tignasse, ma langue sur les lèvres et je m’élance.
« Je peux vous aider ? Je vous connais, vous savez, enfin vos livres
…. Je les ai tous lus. » Déjà je rougis, je balbutie. « Ah bon
… » Bertrand semble un brin flatté. Même dans cette librairie ultra
ringarde du fin fond de la province on le connaît ? Il sourit et un seul un coin de sa bouche se relève. Je le comprends, quand on
connaît comme lui la stupidité du monde qui nous entoure, on ne peut jamais
sourire tout à fait. Jacinthe, retiens ce sourire. Retiens.
Je passe devant lui, une manœuvre pour l’emmener au fond
de la boutique. Je regrette d’avoir mis mon jean noir qui me fait des fesses
toutes rondes. Si au moins j’avais mis mon pull décolleté devant et derrière,
le violet. Au bout du magasin, je m’accroupis pour déplacer une première rangée
de livres. Les voilà, ceux à la tranche noire. De nouveau le sourire à demi.
« Non, ce n’est pas ce que je cherche. Les polars des autres, je ne peux
plus … En fait, je cherche un livre pour la fille d’un ami. Je pensais à un …. Barbapapa.
Vous connaissez ? » Pour un peu j’en pleurerais. Barbapapa ? Moi
qui me faisait tout un trip en pensant à son dernier opus « Rendez-vous
avec la mort ».
D’une voix haut perchée que je ne me connaissais pas, je
demande à Lamy où sont rangés les « Barbapapa ». Exagérant
excessivement la dernière diphtongue. Je souris à demi à Bertrand. Le maître
des lieux arrive, tout sourire, et je lui confie Bertrand.
Ma parka sous le bras et mon sac à l’épaule, je sors. Je
ne dis même pas au revoir.
J’entre dans le bar tabac de la place. Au comptoir, je
commande une bière. Bizarrement je me sens bien, dans la vie il faut se tenir
prêt à prendre des virages, même des épingles à cheveux, je sais que je ne
reverrai plus Lamy et sa librairie.
Et si je m’achetais un paquet de cigarettes ? Une
main se pose sur mon épaule. « Alors comme ça, un petit bout de bonne
femme comme vous, ça lit des polars ? » J’acquiesce en tirant une
bouffée qui me fait tousser.
On s’installe à une table, je commande une pression et
lui une menthe à l’eau. J’explose dans un rire contagieux où je l’entraîne à ma
suite. J’ai l’impression de sortir de la gangue qui m’enserre depuis des mois.
Il me questionne, il veut savoir si j’aime la littérature américaine, si je
connais la vague australienne, si je lis encore les classiques, les Conan Doyle
et les Gaston Leroux. Et moi je lui demande s’il écrit la nuit, s’il fréquente
le milieu. Nous sommes intarissables et le temps file. Peu à peu la lumière
baisse, nous dînons à la bougie. Au café, il finit par lâcher « Jacinthe,
j’ai un truc à te proposer. »
Et bien moi j’ai accepté tout de suite. Ecrire avec lui
les histoires du commissaire M***, quelle aubaine ! Quand je pense à la
tête que fera Lamy ! J’ai demandé cinquante-cinquante et mon nom sur la
couverture. Il a dit OK et moi je regardais ses yeux couleur noisette.
« Et le reste, tu le partages aussi ? » j’ai demandé sans
réfléchir. Ses yeux ont ri, ça voulait juste dire oui.
Sophie Stern