"La "magie" de l'atelier"

Les temps modernes, de et avec Charlie Chaplin


Notre ministre déléguée chargée de l'industrie a eu la mauvaise idée de lancer à un événement le 7 octobre, une floppée de phrases très malheureuses qui n'ont pas échappé à grand monde. Et sans doute parce qu'elle est une femme, on a insisté encore davantage sur ses propos qui ont fait ressortir une vision idéalisée du travail en usine, le genre de vision que l'on peut avoir en regardant en regardant des chiffres, des courbes, en suivant des cours magistraux, une conférence, ou bien en visitant une usine par une après-midi ensoleillée.

"J'aime l'industrie parce que c'est l'un des rares endroits du XXIe siècle où l'on trouve encore de la magie, a-t-elle déclaré. La magie de l'atelier où l'on ne distingue pas le cadre de l'ouvrier, ne distingue pas l'apprenti de celui qui a trente ans d'expérience, où l'on ne distingue pas celui qui est né en France il y a quarante ans et celui qui est arrivé par l'accident d'une vie il y a quelques jours." Et d'ajouter : "La fierté de travailler dans une entreprise, la fierté de travailler dans l'usine, pour que l'on dise que lorsque tu vas sur une ligne de production, c'est pas une punition, c'est pour ton pays, c'est pour la magie et c'est ça que vous pouvez rendre possible."  Extraits repris par le Huffigton Post, France.

Cependant, si notre ministre a dit tout haut ce qu'elle a peut-être déjà évoqué au préalable dans des cercles plus restreints sans caméra, c'est qu'elle n'a jamais de sa vie travaillé, ne serait-ce qu'une heure, dans une usine. Sinon, elle aurait ressenti le contraste dévastateur.

La prendre à parti n'est cependant pas très utile, mais comprendre, et surtout chercher à remédier à ce décalage de chaque jour entre la vie de nos gouvernants et le reste de la population, me semblent être les vrais sujets. Encore davantage dans le contexte des élections qui se profilent.

Il y a 20 ans, j'ai fait l'expérience de visiter une usine puis de prendre dès le lendemain et pour plusieurs semaines un poste d'ouvrière à la chaîne dans une usine d'assemblage automobile. J'ai bien saisi le contraste, dans ma chair et dans ma tête, entre ces deux expériences. Ce stage d'intégration cadre chez un constructeur automobile m'a tellement marquée, que j'ai écrit longtemps après un texte s'appelant "Etranger *" issu de cette expérience.

La veille du démarrage du stage d'intégration proprement dit, j'eus droit à une visite guidée de l'usine. J'ai certes entendu le bruit assourdissant lors du découpage des rouleaux de tôle, mais ensuite, après les phases de cataphorèse, quand j'ai visité le secteur peinture par exemple, qui intègre tout le process mastic réalisé à la main, j'ai vu (et le verbe voir est important) des ouvriers travaillant de manière fluide, sans courir, je dois même l'avouer, j'ai ressenti une sorte de sérénité à les observer. Puis nous avons terminé par le montage final où j'ai vu de jeunes ouvriers et ouvrières monter à toute vitesse les pièces de l'habitable, le volant, les rétroviseurs, ..., avec une sorte d'entraînement collectif, et là aussi, une observation extérieure est forcément trompeuse.

Le lendemain à 5h24 du matin, nous étions en hiver, j'étais armée de ma blouse et de mon pinceau. La chaîne démarrait à 5h25 et j'eus droit à une remarque du cadre. Evidemment, on n'arrive pas avec une seule minute d'avance sur la chaîne. Un maillon qui manque et la chaîne n'avance pas.

Je ne me souviens plus très bien de ma formation, sur voitures en cours de fabrication, ce fut rapide. Je passais après un grand homme maigre qui avec une sorte de pistolet plaçait du mastic tout autour de la porte et du parebrise. Avec mon pinceau, je je devais aplatir un certain nombre de coins. Voilà, le travail était expliqué, à mon tour de faire seule ... J'ai bien bien failli tomber dans les pommes. Je ne le savais pas, puisque j'avais toujours travaillé assise, être debout creuse énormément l'estomac. Le cadre m'a vite fait remplacer et m'a envoyée acheter une barre chocolatée, car bien sûr on ne peut pas faire de pause n'importe quand, c'est cela la chaîne.

Je ne vais pas décrire mon stage dans le détail, mais j'ai des souvenirs très précis : maudire les suites de voitures 5 portes où littéralement je courais derrière les voitures et où heureusement, j'ai toujours reçu de l'aide de la part d'autres ouvriers, ces heures interminables où le temps littéralement ne passe pas, car vous faites toujours, mais vraiment toujours, le même geste. Et je vous assure que le Fordisme ce n'est pas la même chose de l'étudier de manière abstraite ou de le vivre en vrai. Je me rappelle cet homme petit et vif qui travaillait en vélo dans l'usine, apportant à chacun une pièce ou un courrier, il était tellement content de ne plus être à la chaîne. Je me souviens de l'épuisement des après-midis où je rentrais vers 15 heures pour somnoler tout le reste de la journée. Ou bien ces matinées à ne presque rien faire pour démarrer sur la chaîne en début d'après-midi et finir si tard. J'ai réalisé mon stage en période haute de production. C'est cela aussi la flexibilité.

J'ai compris ce que c'était que les 2*8, après avoir vu si longtemps mon père effectuer sans se plaindre les fameux 3*8 en maintenance des trains de marchandises (aujourd'hui appelés le fret). J'ai saisi ces vies décalées, j'ai compris mon père qui avouait quand quelqu'un l'interrogeait sur la pénibilité de ses horaires que le plus difficile c'était l'horaire du matin, se lever comme il le faisait à 3 heures pour commencer à 4 heures, par tout temps. Il disait parfois qu'il ne vivrait pas vieux, il a sans doute espéré le contraire, mais il a, en vérité, parfaitement suivi les statistiques.

Alors vous savez quoi, quand j'ai ressenti le besoin d'évoquer cette expérience via l'écriture, j'ai choisi comme personnage cet homme grand et maigre qui travaillait avant moi sur la chaîne, j'y ai certainement placé aussi une pincée de mon père. Si je me suis inspirée de cet homme qui ne parlait pas, c'est parce qu'un jour de grève où mon unité était en arrêt forcé, j'ai entendu raconter qu'il était arrivé 30 ans plus tôt "fort et magnifique d'Afrique du Nord" ...

La pénibilité au travail est une réalité, et ce n'est pas de la magie; Elle doit être considérée correctement dans le calcul de l'âge de retraite, l'égalité n'étant pas l'équité. Concernant les process usines, tout ce qui est mis en oeuvre pour impacter drastiquement la pénibilité, tels que le travail des ergonomes au poste, les petits robots transporteurs, les exoquelettes, ... doit continuer à être encouragé. Car bien sûr, l'industrie est un secteur phare, la fameuse industrie 4.0 entraînant à sa suite tout un pan de services, mais ce ne serait pas éthique de négliger les premiers maillons de la chaîne.

Sur un autre plan, la diversification des profils à l'entrée de l'Ecole Nationale d'Administration est une nécessité, porter des politiques publiques est une lourde responsabilité, la diversité doit être représentée, et tout ce qui va dans ce sens doit être soutenu. Je me souviens d'une directrice responsable de toute la logistique chez ce même constructeur automobile, elle expliquait combien elle voulait des profils divers, des femmes, des personnes d'origines différentes, pour que tous ces points de vue variés et enrichis par leur croisement permettent d'être efficaces en détectant à l'avance toute sorte de difficultés et en proposant des solutions innovantes. J'ai toujours partagé cette manière de voir les choses.

Sans vouloir parler à la place de qui que ce soit, car quelques semaines à la chaîne dans une usine, ce n'est pas toute une vie, n'étant pas politisée mais intéressée par le monde qui m'entoure et autrice pour essayer de changer le regard sur nombre sujets de société, de faire bouger les lignes, même modestement, je peux de mon côté toujours rêver, qu'une heure à la chaîne soit obligatoire pour tout nouveau ... ministre de l'industrie ;) Ce serait une expérience éprouvante, intense, mais certainement pas de la magie.


* "Etranger" est un texte faisant parti de mon recueil de nouvelles "Felles tortues, hommes crocodiles", récemment republié aux éditons Amazon KDP.

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