Micheline, ma plus vieille amie


8 Mars 2022, journée des droits des femmes, et j'ai envie de vous parler d'une personnalité extraordinaire, Micheline, celle qui fut si longtemps "ma plus vieille amie". La plus vieille, car oui elle était très âgée, elle était née en 1927, mais aussi ma plus vieille amie car ce fut l'une des premières, je l'ai rencontrée lorsque j'avais 3 ans. Si je souhaite parler de Micheline aujourd'hui, c'est parce qu'elle a mené une vie incroyable, "une vie pleine comme un oeuf" ainsi qu'elle aimait le dire. Et aussi parce qu'elle a eu une vie d'engagement et qu'elle a pris des responsabilités, ses responsabilités dans la société civile. Oui c'était dans le domaine du "care" et oui c'était une activité bénévole, cependant, elle a créé quelque chose de ses mains, de son courage, de son intelligence, de sa persévérance, de sa résilience et de son goût du collectif.

Comment parler de Micheline, par où commencer ? Je peux la décrire. Une chevelure brune bouclée, des yeux verts, un sourire immense, un rire encore plus immense et communicatif, une voix claire et jeune qu'elle a toujours gardée. Je ne peux pas me souvenir de notre première rencontre, je sais simplement que pour aider mes parents qui travaillaient tous deux, nous habitions le même immeuble, Micheline avait proposé de me prendre chez elle le matin à 7h et de m'emmener à l'école. Et parfois aussi de me prendre à l'école le soir, mes parents avaient de ces horaires qui changent tout le temps. De cette période, me restent quelques cassettes audios qu'elle a enregistrées lorsque nous étions toutes deux le matin. Micheline était une femme très gaie, elle jouait avec moi, me faisait prendre le micro et chanter les tubes de l'époque. Les jours où elle allait à l'hôpital, elle était "visiteuse de malades", et que je devais aller chez une autre voisine, je m'ennuyais ferme.

Si Micheline n'avait pas une activité rémunérée, c'était en raison d'une santé fragile, il était nécessaire qu'elle puisse s'arrêter inopinément. Elle était absente les mardis après-midi je crois, elle "visitait les malades" de l'hôpital Henri Mondor, à Créteil. Elle en parlait souvent, elle nouait des amitiés qui duraient ensuite des années, entretenue par de longues correspondances dont elle me lisait des passages. Micheline me montrait qu'elle mettait le cadran de sa montre non pas sur le poignet mais en-dessous, elle devait surveiller son temps et ne souhaitait pas être impolie, Elle apportait son écoute, sa joie à des personnes qui étaient là pour de de longs séjours, qui venaient parfois de pays étrangers et n'avaient aucune famille autour. Micheline était d'une sensibilité extrême, j'étais enfant, mais je sentais bien que son empathie l'embarquait trop loin parfois.

Un jour, Micheline a eu envie d'en faire plus, pour ces malades sans famille pour venir les voir. Elle a compris que le frein principal était le coût de l'hôtel sur de longues périodes. Elle a décidé de créer "Le relais". Ce fut un premier appartement proche de l'hôpital qu'elle louât. Avec quel argent, je ne peux pas dire, sans doute un arrangement avec l'hôpital ou la ville, j'étais trop jeune pour m'intéresser à cela. L'appartement loué était dans un triste état, mon père, bricoleur hors pair, fut mis à contribution. Chacun mit sa touche en tout cas, pour que ce soit un appartement accueillant, certainement pas un lieu de passage. L'idée était double : que le logement coûte très peu cher pour des personnes qui resteraient plusieurs semaines, et aussi, que ce soit un lieu de partage et de réconfort entre familles éprouvées, ce que n'aurait pas offert l'hôtel. Les personnes devaient se sentir un peu comme chez elles. Ou bien plutôt comme en visite chez Micheline.

J'ai de nombreux souvenirs où je suis chez ma vieille amie et où surviennent ces coups de fil impromptus sur les téléphones de l'époque, avec fil et pas du tout mobiles, pour une nouvelle arrivée au relais, une nouvelle demande, les quiproquos d'avant, des personnes qui se perdent et ne peuvent s'appeler qu'en des points fixes. Et Micheline qui file, en tailleur et talons, prendre ses deux bus pour aller accueillir le nouvel arrivant.

Micheline menât cette activité avec passion pendant des années. Avec son mari qu'elle embarquât dans l'aventure, d'autres bénévoles converti.e.s à la cause, mes parents qui apportèrent leur petite pierre. Elle créa d'autres relais, reçut même sous les dorures de la République une croix bien méritée d'une femme première ministre. Je vous laisse deviner laquelle, il n'y en a pas eu 50, 1 seule en vérité. C'est d'ailleurs cette photo que j'aurais aimée mettre en couverture, cette photo officielle et gaie, mais qui s'entête à m'échapper, toute cachée qu'elle doit être au fond d'un tiroir. Comme toutes les photos de Micheline qui se sont fait la malle depuis quelques jours où je tourne et retourne l'écriture de ce billet dans ma tête.

Les "relais", ce fut le grand engagement de Micheline, sa pierre. Mais elle a eu une vie pleine comme un oeuf, et quand j'ai eu grandi, et qu'elle fut partie s'installer dans une petite maison de pêcheurs en Normandie, lorsque j'ai commencé à aller la voir, étant adulte, avec mes enfants que j'aimais emmener aux vacances d'avril respirer le bon air iodé, j'ai appris par petites touches un tas de choses sur sa vie que je n'avais pas vraiment soupçonnées. Elle avait eu un père directeur du journal du Havre, un sacré monsieur, qui avait imaginé le pont de Tancarville bien avant qu'il voie le jour. Micheline avait connu la seconde guerre, et les bombardements sur le Havre. Elle avait travaillé comme secrétaire, avant que sa santé vacillante ne l'en empêche. Mais ce qui m'a sidérée, c'est lorsqu'un jour je me suis rendue seule chez elle, c'était en hiver, je venais de me séparer, et mes enfants pour quelques jours n'étaient pas avec moi, Micheline m'a appris quelque chose que même mes parents ignoraient : Micheline aussi avait divorcé d'un premier mariage. Ça alors !

On me dit parfois nostalgique. Ce n'est pas faux, c'est cependant réducteur. Je vis dans toutes les temporalités en même temps, le passé, le présent, et le futur. Le passé nourrit mon présent. Il est riche de personnes qui ne sont plus là mais continuent pourtant leur chemin avec moi. Faire revivre en quelques phrases une femme si exceptionnelle, de finesse, de gentillesse, de drôlerie et d'engagement, ce n'est pas aisé, cependant le jeu en vaut la chandelle. Penser à Micheline née dans la bourgeoisie, avec une jeunesse bousculée par la guerre, puis par un premier mariage raté, un second avec un compagnon pour 68 ans, se réjouissant d'habiter dans notre grand immeuble avec toutes ses fenêtre colorées de rideaux différents ou bien sans, son désintérêt pour l'argent, ses cadeaux simples et élégants, son empathie profonde, son besoin de partage, sa très grande curiosité, son intérêt pour tout, pour les gens, le monde, jusqu'à son âge avancé, ses lettres et ses poèmes, et toutes les conversations pleines de vie que nous avons toujours partagées.

Alors Micheline est partie, la faire revivre dans ces quelques lignes, c'est juste rendre un peu de ce regard bienveillant qui m'a si longtemps suivie.

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