Le "Grantécrivain", la nouvelle 100% bio
Aujourd'hui encore, je publie ce texte. Je le republie je veux dire. Je suis allée plus loin dans la précision, j'ai gommé les équivoques.
Pourquoi cette nouvelle publication ? Eh bien rendez-vous après cette nouvelle 100% bio, garantie sans additifs.
Maintenant !
Le Grantécrivain venait d’entrer
dans ma maison, un large sourire aux lèvres. J’ai noté qu’il était bronzé,
l’automne n’en était qu’à ses prémices. Il m’a attrapé les deux mains et lancé
« Maintenant ! » en cherchant à m’attirer tout contre lui. Je l’ai repoussé le
plus délicatement possible. Quoi maintenant ? Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Il
comptait me prendre sur le tapis de l’entrée ?
Ce ne pouvait être qu’un
malentendu, le Grantécrivain ne pouvait être un homme de la sorte. J’avais lu
nombre de ses livres, j’aimais son écriture poétique, la délicatesse du ton
qu’il employait toujours pour parler des femmes, ce dernier point était mis en
exergue par tous les critiques littéraires connus. Et puis il n’y avait eu
aucun signe avant-coureur. Nous nous étions rencontrés, deux ans auparavant, je
vivais encore avec mon ex-mari, le Grantécrivain était venu dîner dans cette
même maison la veille du salon littéraire et musical que j’organisais, il était
le parrain de cette cinquième édition. Durant la soirée, et la journée qui
avait suivi, il avait été charmant, il n’était pas de la même génération que
moi, mais des années soixante. Ensuite, nous nous étions écrit de longues
lettres sibyllines, après tout, nous étions deux écrivains. Un jour il m’avait
fait part de sa venue sur Paris pour quelques jours, un livre à dédicacer en
librairie, il était également invité à la Fête de l’Huma. Il avait proposé de
profiter de l’occasion pour se voir, et de m’emmener dîner au restaurant,
j’avais dit oui, j’avais pensé littérature, rien d’autre. Nous avions finalisé
à l’aide de quelques sms d’ordre logistique, j’avais fini par proposer un dîner
à la maison pour que cela soit plus pratique pour moi, leur père aimait
par-dessus tout ne pas respecter l’horaire pour prendre les enfants un vendredi
soir sur deux, comme ça, en plus de me déchirer le cœur en deux, il
anéantissait ma soirée. Je risquais d’être stressée un vendredi, et puis je
n’habitais pas si près de la capitale, alors qu’il vienne à la
maison, je préparerais un repas tout simple.
« Maintenant ! », j’ai mis
l’attitude du Grantécrivain sur le coup de l’émotion, je n’ai pas voulu
comprendre, ou bien j’ai souhaité lui donner une seconde chance. Je l’ai invité
à me suivre dans la cuisine. Mes enfants étaient partis, à quelques centaines
de mètres, dans cet incessant ressac qui me donnait le mal de cœur. De son sac
à dos, il a sorti une bouteille de Champagne, de marque, il fallait vite la
mettre au frais. J’ai sorti deux coupes et nous avons parlé d’une critique
concernant son dernier roman. L’article était étrange, il était difficile de
saisir si le journaliste encensait ou démontait le Grantécrivain, moi je
n’avais pas encore lu son dernier livre. Nous avons enchaîné sur la Fête de
l’Huma, il a décrit en quelques mots ses deux dernières journées, m’a dit qu’il
aurait dû aller à une soirée, il avait filé à l’anglaise. Pour venir jusqu’ici
me voir, dans ma lointaine banlieue, celle que j’appelle avec affection ma
campagne.
J’ai pris mon petit chat dans les
bras, le Grantécrivain m’a demandé son nom. Il n’en avait pas encore, les
enfants avaient chacun une proposition. En attendant leur retour le vendredi
suivant, je l’appelais « chaton ». Le Grantécrivain m’a susurré que les chats
pouvaient avoir plusieurs noms. J’ai précisé que le chat était en réalité une petite
chatte. Que n’avais-je dit … Sans blague, le Grantécrivain a pensé que je
sortais un jeu de mots vaseux exprès pour l’exciter ? Pour qui me prenait-il ?
J’étais une femme subtile, dans le choix des mots, dans l’attitude. De nouveau
il a recommencé son manège, il m’a m’attrapée les poignets, ce n’était pas
violent, simplement je n’étais pas d’accord, je me suis écartée, la situation
devenait ridicule. Je n’ai pu m’empêcher de me justifier, j’ai dit avoir un
chéri. En vérité, nous étions séparés, cependant, ce n’était qu’un
demi-mensonge, XY hantait parfois mes pensées, pour quelques heures ou bien
quelques minutes. Il y a peu, j’avais rêvé de lui, nous venions de faire
l’amour et je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Comme lors de la première
fois, il m’avait enjoint « Reste », avec le même sourire d’enfant. C’était une
souffrance brute, de m’être non pas séparée mais détachée de lui, désormais je
m’éloignais des gouffres. J’ai dit au Grantécrivain avoir un chéri pour ne pas
le blesser, je sais la fierté des hommes. Ce n’était pas suffisant, il m’a
lancé, visiblement vexé « Moi aussi j’ai une chérie ». J’ai dit doucement «
C’est ce qu’il me semblait … ». Une chérie, je ne sais pas, une épouse en tout
cas. Je les avais vus tous deux dans un magazine littéraire, elle était assise
sur une chaise, placé derrière elle, il l’enlaçait, autour d’eux, les murs
couverts de livres. Cette réminiscence m’a attristée davantage. J’ai répété que
je n’avais pas eu d’arrière-pensée, comme pour m’excuser de ne pas avoir
compris qu’il voulait tout simplement me sauter. Sur le tapis, la table,
n’importe où, mais vite, maintenant. Me sentant naïve après coup d’avoir
imaginé le Grantécrivain souhaitant dîner et parler métier en tête à tête.
Pourtant moi aussi j’écris, peut-être pas aussi bien que lui, pas encore,
peut-être ne saurai-je jamais décrire avec la
même finesse que lui la douceur d’un rayon de soleil, la clarté d’une perle de
rosée, la courbe d’un sein rond. Mais je suis une artiste vraie, avec une
sensibilité réelle, et rien que pour cette raison, je le vaux bien. Le
Grantécrivain a lancé « Je vais partir », il n’a pas bougé. Je l’ai observé.
Comment ? Il faisait un caprice ? C’était « on baise ou je m’en vais » ? J'étais consternée. J’ai répété ne pas avoir eu d’arrière-pensée, j’ai sans doute ajouté
être désolée, je ne voulais pas le blesser. Ah l'éducation des filles … Cette empathie, toujours à portée d'âme.
Je me suis remémoré la fin de
journée. J’avais filé du bureau, couru au magasin pour quelques courses après
avoir déposé ma petite à son cours de Kung Fu, j’avais appelé mon fils, qu’il
ne tarde pas et rentre préparer sa valise, j’avais répondu aux messages de ma
grande, puis rangé ce qui traînait. Ils étaient partis en emportant leurs
lourdes valises, je ne les aidais plus, je devais me protéger, c’était
déchirant. Je les serrais dans mes bras et puis je détournais le regard
lorsqu’ils partaient sur le long chemin. J’avais refermé la porte sur eux, mon
cœur débordait de ma poitrine. Ce soir j’avais un invité à dîner, un ami, le
Grantécrivain, mes enfants savaient, ils m’avaient gentiment souhaité une bonne
soirée. J’avais respiré un grand coup, filé à la cuisine. J’avais lavé le
poulet, préparé des aiguillettes pendant que le beurre fondait, j’avais mis
l’eau à bouillir pour les pâtes, sorti la tortilla de son emballage, pelé les
tomates. J’avais mis la table, rangé encore. Je courais pour que tout soit prêt
à temps, nous allions passer une jolie soirée entre amis écrivains, je
n’imaginais pas.
De nouveau le Grantécrivain a
annoncé « Je vais partir ». « Et alors ? » j’ai pensé. Il a ajouté « On s’est
mal compris ». Je n’ai pas vu ce qui dans notre rencontre d’il y a deux ans,
dans une lettre, un mail, un sms, aurait pu laisser imaginer autre chose qu’un
dîner amical. Mon statut de jeune divorcée avait dû lever un drapeau. Ou bien
autre chose. Désormais j’étais une cible, j’étais une femme seule.
J’ai proposé au Grantécrivain de reprendre sa
bouteille de Champagne, de marque. Il a marqué un temps d’arrêt dans la
cuisine, a hésité, puis il a fait signe que non, il n’a pas osé je crois. Pour
la deuxième fois de la journée, le Grantécrivain a filé à l’anglaise, il a
peut-être songé à une autre opportunité.
Encore incrédule, je l'ai regardé courir sur le chemin menant de ma maison à la rue, au RER, à
Paris. Le Grantécrivain n’avait pas passé plus de dix minutes dans la maison.
Et merde ! Mes enfants n’étaient
pas à la maison ce soir et il était trop tard pour aller au ciné.
Alors pourquoi ai-je souhaité publier ce texte revu et corrigé pour la énième fois ? Cela fait suite à mes retrouvailles post-Covid avec une amie éditrice à Paris il y a peu. Mon amie est venue plusieurs fois au salon littéraire et musical que j'ai créé et dirigé artistiquement pour ses six éditions en Vallée de Chevreuse. Et elle m'a parlé du Grantécrivain, tête d'affiche de cette cinquième édition que j'avais montée de toutes pièces. Elle m'a parlé de lui et ce qu'elle me disait me rappelait l'image que j'avais de lui avant ces fameuses dix minutes mémorables. Alors je lui ai raconté "Maintenant". Si quelqu'un d'autre que moi lui avait raconté cette mésaventure, peut-être ne l'aurait elle pas crûe. Mais puisque c'était moi, quel avantage en tirer ? Le Grantécrivain n'est plus de ce monde.
J'ai fait tomber le masque du Grantécrivain, j'ai osé. Ou plutôt il l'a fait tomber lui-même. Et plutôt que de garder cela pour moi, comme toutes ces histoires que les femmes gardent dans leur tête, dans leur coeur, dans leur tripes, j'ai mis cette histoire en mots, et je l'ai publiée, ici, sur ce site qui n'est qu'à moi. Parce que c'est insupportable d'entendre que c'était un "écrivain délicat", qu'il était "celui qui porte sur les femmes un regard qu'on lui envie", ... Mythologie personnelle qu'il a longtemps entretenue, et les médias avec lui, et moi aussi lorsque j'ai décidé de l'inviter à mon salon littéraire. A sa mort, les mêmes médias - des hommes, des écrivains amis - des hommes, ont tous pleuré son départ. Des écrivains hommes ont expliqué en long et en large combien le Grantécrivain les avait aidés à leurs débuts. Bien entendu ...
Aujourd'hui les femmes ne se contentent plus d'être des muses, elles s'autorisent à être des artistes pleines et entières. Elles ne se pâment pas devant le Grantécrivain. Elles ont vraiment mieux à faire.